Chauffeurs inc. : les pressions pour éradiquer le phénomène s’accentuent

Le dossier des «Chauffeurs inc.» continue à défrayer la manchette, et les pressions pour éradiquer le phénomène s’accentuent, tant au niveau provincial que fédéral.

Profitant d’une zone grise dans la loi, les «Chauffeurs inc.» sont des routiers professionnels qui, constitués en société incorporée, ne possèdent pas de camion, offrent leurs services de conducteur et ne supportent aucun risque financier. Ce modèle d’emploi permet notamment à l’entreprise de ne pas effectuer de déductions à  la source, comme elle le ferait pour un salarié, et au chauffeur de toucher un revenu global plus élevé.

On doit faire une distinction entre un Chauffeur inc. et un voiturier-remorqueur. Le voiturier-remorqueur est le propriétaire principal de son outil de travail (le camion); il assume tous les coûts relatifs audit camion et il encourt donc un risque financier important, contrairement au camionneur incorporé.

L’Association du camionnage du Québec (ACQ) se bat contre ce modèle d’affaire depuis 2012, après avoir obtenu une opinion juridique auprès des fiscalistes de la firme d’avocats Cain Lamarre. Les actions de l’ACQ portaient principalement sur l’aspect fiscal du dossier et sur les iniquités découlant de la déclaration souvent erronée faite par les Chauffeurs inc. en ce qui a trait à leur statut d’emploi. L’ACQ indique que ses nombreuses démarches auprès des hauts dirigeants de Revenu Québec ont permis d’exposer en détails le phénomène des camionneurs incorporés, ainsi que ses enjeux. L’Alliance canadienne du camionnage a pour sa part entrepris, en septembre 2017, des démarches auprès de l’Agence du revenu du Canada, pour le volet fédéral, et estime à 1 milliard de dollars les pertes en taxes et impôts que subit le gouvernement chaque année en raison du stratagème.

«Au cours de la dernière année, nous avons constaté une recrudescence du phénomène des Chauffeurs inc., obligeant l’ACQ à revenir à l’attaque auprès de l’Agence du revenu du Québec, ainsi qu’auprès du ministre responsable, Éric Girard. Des rencontres de travail sont à l’agenda», a indiqué le PDG Marc Cadieux.

M. Cadieux rappelle aussi être intervenu auprès du ministre des Transports. Lors de sa rencontre avec François Bonnardel, il avait abordé le sujet des Chauffeurs inc, ce que le que le sujet avait été abordé, ce que le ministre confirme dans une entrevue exclusive accordée à Transport Routier en février 2019, en ligne au transportroutier.ca sous le titre : Revenu Québec et l’ACQ travaillent à éradiquer le phénomène, assure le ministre Bonnardel.

Distinguer le inc. du voiturier

«Un chauffeur incorporé, c’est une entreprise qui compte un seul employé et qui ne possède pas de camion», explique Me Pierre-Olivier Ménard Dumas, avocat associé en droit du transport chez Stein Monast et collaborateur de Transport Routier. «Le modèle fonctionne un peu comme une mini agence de placement.»

Même si tous les cas sont différents, il est possible d’identifier plusieurs éléments qui distinguent le chauffeur incorporé du travailleur autonome. «Un travailleur autonome, en l’occurrence un voiturier-remorqueur, possède son propre matériel et il a souvent plus d’un client», de poursuivre Me Ménard Dumas. «Surtout, il doit supporter un risque économique, à la manière d’une véritable entreprise.»

Le chauffeur incorporé, quant à lui, ne supporte aucun risque économique : peu importe ce qu’il fait, il ne perd pas d’argent. Il ne possède pas de camion et s’intègre à la flotte comme le ferait n’importe quel employé. «Habituellement, il travaille selon un horaire fixe et n’est pas libre de faire ce qu’il veut entre ses voyages», ajoute-t-il. «Il ne devrait pas y avoir de lien de subordination entre le donneur d’ouvrage et le sous-traitant, par exemple si ce dernier doit se présenter au travail à une heure déterminée sous peine d’être réprimandé. Les chauffeurs incorporés devraient bénéficier d’un traitement différent de celui des autres employés.»

Mais le modèle n’est pas illégal en soi. «Ce qui est illégal, c’est de s’en servir pour faire de l’évasion fiscale», de dire Me Ménard Dumas, ajoutant que le modèle peut fonctionner et qu’il existe des moyens de bien le mettre en application.

Les chauffeurs incorporés reçoivent un salaire brut pour leur travail. Ils devraient donc déduire certains montants pour les impôts, les assurances, le régime de retraite, etc. Or, beaucoup d’entre eux choisissent de se verser 100 % du salaire en question pour augmenter leurs revenus. Cette pratique entraîne un risque fiscal pour le chauffeur et pour l’entreprise qui fait appel à ses services. D’un point de vue légal, le chauffeur incorporé pourrait être considéré comme un employé régulier si les précautions adéquates ne sont pas prises.

Ainsi, en cas de contrôle, si ce dernier est incapable de rembourser l’agence du revenu, celle-ci pourra se tourner vers l’employeur pour percevoir le montant dû.

L’affaire Modern Cleaning Concept Inc.

En mai dernier, la Cour suprême du Canada a créé une jurisprudence qui, selon la firme d’avocats Fernandes Hearn, mettra fin au modèle d’emploi «Chauffeur inc.».

Le juriste Rui Fernandes a analysé la décision de la Cour suprême rendue dans l’affaire Modern Cleaning Concept Inc., similaire à un stratagème «Chauffeur inc.». Selon lui, le plus haut tribunal au pays a statué que la différence fondamentale entre un employé régulier et un travailleur autonome se situe dans la prise de risque d’affaires et la capacité réelle de générer des profits.

«Sur la base de ce test [devant la Cour], le modèle Chauffeur inc. ne tiendrait pas la route et un individu ne sera jamais réputé opérer à titre de travailleur autonome. Les entreprises de camionnage doivent être conscientes que ce sont des employés avec qui elles font affaire. Pour les entreprises dont les camions traversent les frontières provinciales, c’est le Code canadien du travail qui s’applique», avait conclu l’avocat.

Me Pierre-Olivier Ménard Dumas croit également que ce genre de modèle d’affaires est appelé à disparaître, à moyen ou à long terme. Toutefois, il précise que : «La récente décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Modern Cleaning Concept Inc. ne change absolument rien à la réglementation en vigueur. Il y avait déjà des vérifications, alors c’est un genre de fausse nouvelle. La décision vient plutôt faire pression dans un dossier déjà sous pression. Elle renforce le message que, pour être qualifié comme un entrepreneur indépendant, le chauffeur doit prendre un risque d’affaires.»

Des modèles créatifs

Vers la mi-octobre, nous avons lancé un appel à tous sur notre page Facebook. Grâce à cette publication, qui a suscité de nombreuses réactions parmi nos abonnés, nous souhaitions entrer en contact avec un chauffeur incorporé «victime» du modèle d’affaires au moment de remplir sa déclaration de revenus.

Or, c’est plutôt un chauffeur disant vouloir déboulonner certains mythes en lien avec cette pratique qui nous a contactés. Selon lui, il y a une façon légale et intelligente de s’incorporer.

Le chauffeur en question loue un camion appartenant au donneur d’ouvrage, et est rémunéré au pourcentage des revenus (environ 20 % du prix de la facture, toutes dépenses comprises). Selon ce qu’il nous a révélé sous le couvert de l’anonymat, le tout est régi par un contrat de travail en bonne et due forme.

Il ajoute mettre de côté entre 200 $ et 250 $ par semaine, en prévision de la période des impôts, et bénéficier d’un taux d’imposition environ 50 % plus bas qu’un chauffeur régulier. «C’est sûr qu’il n’y a pas de congés payés, de maladie ou fériés, par exemple», explique-t-il. «Mais à la fin de l’année, je suis quand même gagnant. Quelqu’un qui veut travailler plus va gagner plus d’argent à la fin de l’année.»

Après avoir été Chauffeur inc. pendant plusieurs années, le principal intéressé a acheté son propre camion pour devenir voiturier-remorqueur. «Mais je l’ai vendu au bout de deux ou trois ans parce que c’était moins rentable», poursuit-il. «Ma paye est garantie, peu importe ce qui arrive au camion.»

Un dirigeant d’entreprise nous a également contacté, avec une opinion bien différente cette fois. Selon lui, le modèle Chauffeur inc. est un véritable fléau dans l’industrie canadienne du camionnage.

«Ça crée une disparité épouvantable dans l’industrie, et les expéditeurs contribuent à la situation sans en être conscients», nous a-t-il dit, ajoutant qu’il y a bel et bien une zone grise dans la loi. «Certaines compagnies se divisent même en deux compagnies pour que les chauffeurs ne travaillent pas toujours pour le même employeur.»

«Je parlais avec un gros transporteur canadien qui me disait qu’à Toronto, les entreprises refusent cinq candidats sur 10 car beaucoup d’immigrants veulent être engagés en mode incorporé», poursuit-il. «Il y a un choc culturel. Beaucoup de candidats immigrants ne savent pas ce qu’est la SST et n’en veulent pas nécessairement. Mais qui va payer s’ils se blessent? On a besoin d’eux, mais on abuse de leur naïveté quand ils arrivent.»

Il ajoute que cette situation existe essentiellement au Canada, probablement parce que le système de taxation et les lois régissant les travailleurs autonomes ne sont pas les mêmes qu’aux États-Unis.

«C’est un sujet récurrent et ça influence même la qualité de la main-d’œuvre», conclut-il. «L’ACC et l’ACQ font énormément de pression dans ce dossier. Il y a deux poids, deux mesures dans cette industrie, et c’est aux politiciens de faire bouger les choses.»