Le modèle Chauffeur inc. se propage au Québec. Des transporteurs se dressent devant la menace

Perçu il n’y a pas si longtemps comme un problème qui touchait principalement l’Ontario, le stratagème Chauffeur inc. est en train de traverser la frontière du Québec à pleins camions. Devant la menace qui se propage, des transporteurs québécois sonnent l’alerte pour tuer dans l’œuf ce qu’ils n’hésitent pas à qualifier de fléau pour l’industrie.

Chauffeur inc. est un stratagème qui consiste, pour un employeur, à classer à tort un chauffeur comme une entreprise constituée en société plutôt que comme un employé. On entend souvent parler d’un «employé déguisé» qui bénéficie des avantages fiscaux de l’incorporation sans s’exposer à aucun risque financier. Il s’agit en fait d’une pratique délibérée d’évasion fiscale.

«Cela fait 10 ans que nous parlons de ce stratagème en Ontario. Maintenant, il prend de l’ampleur ici et il faut l’enrayer», lance d’entrée de jeu Patrick Turcotte, président de Groupe TYT.

«Nous faisons face à des entrepreneurs véreux qui connaissent très bien le système. Ils sont organisés», clame Michel Robert, président de Groupe Robert.

Ils font partie d’un groupe de sept dirigeants d’importantes compagnies de camionnage du Québec interviewés par Transport Routier.

Des données citées par le Toronto Star indiquent que, dans la grande région de Toronto, le travail autonome chez les camionneurs a augmenté de 172 % au cours de la dernière décennie.

Michel Robert, président de Groupe Robert: «La journée où un
Chauffeur inc. va se blesser
gravement sur un quai
d’expédition, qui va payer
pour cet employé?»
(Photo : Groupe Robert)

«C’est un phénomène très fort en Ontario et, maintenant, avec les soumissions électroniques, nous compétitionnons contre ces gens-là. On a vu des entreprises québécoises légitimes perdre des contrats importants. C’est la grosse problématique en ce moment», constate Éric Gignac, PDG du Groupe Guilbault.

Car le modèle Chauffeur inc. implique que le camionneur fait une facture au transporteur, évitant à ce dernier de payer des retenues à la source.

«Ces entreprises misent sur des contrats dédiés. Elles misent aussi par l’entremise de courtiers. Nous perdons des voyages à gauche et à droite», renchérit Jean-François Pagé, vice-président exécutif chez Transport Hervé Lemieux.

«Leur façon d’opérer leur permet de faire des économies sur les couts de main-d’œuvre, et on sait que ces couts, dans le transport, représentent entre 35 % et 50 % de nos frais d’exploitation. Cela fait en sorte au final, que les entreprises Chauffeurs inc. ont un avantage d’environ 10 % en ce qui a trait au cout. Dix pour cent dans le transport, c’est une différence qui va faire en sorte qu’un expéditeur va se retourner rapidement vers un autre transporteur.»

Ces pratiques créent une concurrence déloyale et mettent une pression à la baisse sur les taux. Les transporteurs qui ont pris part à notre entrevue craignent que ce soient les employés des entreprises légitimes qui en subissent les contrecoups en fin de compte en raison des pertes de revenus.

Jean-François Pagé
Vice-président exécutif chez
Transport Hervé Lemieux:
«Ces entreprises misent sur
des contrats dédiés. Elles
misent aussi par l’entremise de
courtiers. Nous perdons des
voyages à gauche et à droite.»
(Photo : Marc Lavallée Photographie)

«Les gains qui ont été faits au cours des dernières années, par exemple en ce qui a trait aux salaires des ­camionneurs, risquent d’être perdus si les ­entreprises qui respectent les lois perdent des contrats et des revenus aux mains d’entreprises qui se soustraient à leurs obligations fiscales et sociales», analyse M. Pagé.

Daniel Bérard, président de Danfreight Systems, est tout à fait d’accord. «Quand tu coupes les taux, tu mets de la pression sur le rendement financier des entreprises qui paient leurs chauffeurs selon les méthodes légitimes, donc tu empêches l’évolution salariale de ces chauffeurs.»

Il y a aussi le risque pour les transporteurs légitimes de perdre des chauffeurs, car le revenu net découlant de l’incorporation peut être alléchant.

«Des entreprises de camionnage utilisent depuis longtemps la pratique trompeuse consistant à encourager les conducteurs à se constituer en société et à agir comme entrepreneurs indépendants, sans qu’on leur ait fourni de renseignements sur les inconvénients de cette façon de faire», avait déclaré la ministre des Finances du Canada, Chrystia Freeland, lorsqu’elle a livré son Énoncé économique l’automne dernier. «En omettant de classifier les conducteurs comme des employés, les entreprises leur bloquent l’accès à des droits importants prévus par le Code canadien du travail, comme les congés de maladie payés, les normes de santé et de sécurité, les cotisations de l’employeur à ­l’assurance-emploi et au Régime de pensions du Canada, ainsi que l’indemnisation des accidents du travail des provinces et des territoires.»

Eric Gignac
PDG du Groupe Guilbault:
«On a vu des entreprises
québécoises
légitimes perdre
des contrats importants.
C’est la grosse problématique
en ce moment.»
(Photo : Marc Lavallée Photographie)

Souvent, les camionneurs qui choisissent d’adopter le modèle Chauffeur inc. ne sont pas informés ou sont mal informés quant aux répercussions de leur choix. «Parfois, il faut les protéger contre eux-mêmes. Ils n’ont peut-être pas les connaissances des règles et ignorent les risques qui les guettent», prévient M. Pagé.

«La journée où un Chauffeur inc. va se blesser gravement sur un quai d’expédition, qui va payer pour cet employé?», demande Michel Robert. «La responsabilité sera rejetée sur l’expéditeur ou il va se retrouver sur le bien-être social ou aux crochets de l’état!»

Martin Lavoie, président de Transport Lavoie, croit lui aussi que les expéditeurs doivent comprendre les implications de leur choix quand ils font affaire avec des entreprises qui adoptent le modèle Chauffeur inc. «Les expéditeurs ont la responsabilité de vérifier que les entreprises qui travaillent pour elles paient leur CNESST et que les chauffeurs qui se rendent à leurs installations sont couverts par la CNESST. Il est primordial que nous travaillions en collaboration avec les expéditeurs. Il faut les sensibiliser quant à leurs responsabilités.»

«Quelqu’un, quelque part, est responsable de tout ça. Qui est imputable de ce problème-là?» -Daniel Bérard, président de Danfreight System. (Photo: Danfreight System)

Jérôme Veer, président de VTL Express/MV Express, s’étonne que les entreprises et les conducteurs qui prennent part au stratagème naviguent aussi facilement dans le système et ne fassent pas l’objet de vérifications fiscales plus coordonnées, plus nombreuses et plus rigoureuses.

Les entreprises de camionnage qui font appel au modèle Chauffeur inc. seront passibles d’amendes fédérales pouvant atteindre 250 000 $, a annoncé le ministre du Travail fédéral, Seamus O’Regan, le 7 novembre dernier. C’est nettement insuffisant, selon les transporteurs qui nous ont parlé, car ces entreprises s’évitent des millions de dollars en charges sociales.

«Quelqu’un, quelque part, est responsable de tout ça. Qui est imputable de ce problème-là? C’est le gouvernement fédéral», lance Daniel Bérard. «On est dans un stratagème incroyable, mais qui est responsable de ce bordel? Si on ne se réveille pas, on va se faire avaler rapidement.»

Les derniers développements

Lors de l’Énoncé économique de l’automne passé, la ministre Chrystia Freeland a indiqué que, selon un projet pilote, plus de 60 % des transporteurs sous règlementation fédérale contrevenaient aux règles régissant la classification des employés. Ottawa a ainsi proposé de verser 26,3 millions de dollars sur cinq ans, à compter de 2023-2024, à Emploi et Développement social Canada (EDSC) afin qu’il prenne des mesures plus rigoureuses contre les employeurs non conformes : émission ­d’ordonnances et d’amendes; engagement de poursuites en vue de renforcer le Code canadien du travail.

Mais lors du budget fédéral du 28 mars dernier, silence radio.

«Ce qui nous a préoccupés lors du dépôt du budget, c’est de ne rien entendre sur l’argent alloué. Il va sans dire que cela a causé toute une réaction dans l’industrie», d’expliquer Marc Cadieux, PDG de l’Association du camionnage du Québec (ACQ).

Par la suite, l’ACQ a écrit au ministère des Finances du Canada, à la ministre du Revenu national, Diane Lebouthillier, et à Mme Freeland.

Ce silence a mené à une conférence de presse sur la question des Chauffeurs inc. que l’ACQ, l’Alliance canadienne du camionnage et Teamsters Canada ont tenue sur la Colline du Parlement à Ottawa le 16 mai.

Des discussions avec Mélanie Beaulieu, de EDSC, gestionnaire du budget de 26,3 millions de dollars, ont permis de confirmer qu’elle «avait bien les sommes qui lui avaient été confiées et qu’elle est en train de se constituer une équipe pour débuter les opérations en lien avec ce budget à la mi ou à la fin juin».

M. Cadieux a reçu, à la fin mai, une lettre signée par Pablo Rodriguez, ministre du Patrimoine canadien et lieutenant du Québec, reconnaissant que le stratagème Chauffeur inc. constitue un problème et confirmant l’implication financière annoncée. 

Est-ce que 26 millions de dollars, c’est une somme suffisante pour un problème qui se pose à l’échelle nationale? «Ce n’est pas beaucoup pour le Canada au complet, mais nous nous attaquons aux provinces où le problème est présent.» On parle de l’Ontario, du Québec et de la Colombie-Britannique.

Au niveau provincial, Marc Cadieux a eu, le 15 mai, une rencontre de suivi avec le vice-président de l’Agence du revenu du Québec, Charles Noël de Tilly. «Il nous a confirmé avoir communiqué avec ses homologues fédéraux, avec l’Agence du revenu du Canada et avec la CNESST qui mène un projet pilote de vérifications de dossiers – que nous avons demandé – s’appuyant sur le modèle ontarien de la WSIB.»

Le ministre du Travail, Jean Boulet, a confirmé que son ministère avait les dossiers en main et qu’il attend les recommandations quant aux mesures à prendre. 

M. Cadieux a aussi abordé la question des Chauffeurs inc. avec la ministre de ­l’Immigration, de la Francisation et de l’intégration, Christine Fréchette. «Nous avons abordé la question des Chauffeurs inc., la problématique de l’accueil et parlé de l’information que les immigrants doivent avoir sur les stratagèmes fiscaux.»

Steve Bouchard écrit sur le camionnage depuis près de 30 ans, ce qui en fait de loin le journaliste le plus expérimenté dans le domaine au Québec. Steve est le rédacteur en chef de l’influent magazine Transport Routier, publié par Newcom Média Québec, depuis sa création en 2000. Il est aussi le rédacteur en chef du site web transportroutier.ca et il contribue aux magazines Today’s Trucking et Truck News.

Steve rédige aussi le bulletin électronique de Transport Routier, Les nouveautés du routier, et il participe à l’élaboration des stratégies de communication pour le salon ExpoCam de Montréal, propriété de Newcom.

Steve est détenteur d’un permis de conduire de classe 1 depuis 2004 et il est le seul journaliste de camionnage au Québec à avoir gagné des prix Kenneth R. Wilson de la Presse spécialisée du Canada, l’or et l’argent deux fois chacun.

Steve a occupé la présidence et la présidence du Conseil du Club des professionnels du transport du Québec et il représente les médias au comité des fournisseurs de l’Association du camionnage du Québec. En 2011, il a reçu le prestigieux prix «Amélioration de l’image de l’industrie» remis par l’Association du camionnage du Québec.

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