Le mode d’emploi de CAMO-ROUTE pour accueillir massivement les femmes en camionnage

Pour CAMO-ROUTE, la Journée internationale des femmes du 8 mars était l’occasion rêvée de proposer des solutions concrètes à la pénurie de camionneurs au Québec : l’intégration graduelle, structurée et permanente de la gente féminine à ses effectifs en fixant, dans une première phase, le nombre de camionneuses à 10% d’ici quelques années.

Présentés en mode virtuel, les résultats obtenus par son comité consultatif ont offert à l’organisme une occasion d’élargir le débat sur la place des femmes dans ce milieu traditionnellement masculin.

Un comité consultatif

Mis sur pied en 2018, le comité consultatif, composé de plusieurs acteurs de l’industrie, a cherché à identifier, comprendre et atténuer les obstacles auxquels les femmes sont confrontées dans leur quête d’intégration et d’égalité d’accès en camionnage.

Slogan de CAMO-ROUTE pour atteindre, dans les prochaines années, 10% de camionneuses.

Suite au dévoilement des résultats, on a eu droit à une franche discussion sur la place des femmes en camionnage avec un panel de quatre professionnelles de l’industrie.

Allons-y d’abord avec les résultats.

Présentés par Geneviève Colette du C.I.M.E. (Centre d’intégration au marché de l’emploi), un organisme basé en Estrie qui fait du développement de la main-d’oeuvre féminine sa raison d’être, ces résultats ont été découpés en deux grandes catégories : le diagnostic et l’accompagnement pour nous fournir, en conclusion, des chiffres éclairants quant à la présence des femmes dans les centres de formation et les 15 entreprises participantes.

Le portrait

Mais avant de vous dévoiler le diagnostic de madame Colette, voici quelques chiffres génériques à propos de la pénurie de main-d’oeuvre dans l’industrie du transport par camion :

« Alors que 48% de la main-d’oeuvre totale au Québec est féminine, disait d’entrée de jeu la directrice générale par intérim de CAMO-ROUTE et animatrice de la rencontre Chloé St-Amand, le camionnage ne compte dans ses rangs que 4% de femmes. »

Chloé St-Amand, de CAMO-ROUTE. Photo tirée de son compte Linkedin.

Avec 30% des chauffeurs qui auront l’âge de la retraite d’ici 2026, il y aura 30 000 postes à combler en transport routier dans les 3 ou 4 prochaines années. « De ce nombre, précisait madame St-Amand, 18 000 emplois de chauffeurs.ses seront à pourvoir. »

Il y a donc de l’espace, beaucoup d’espace disponible pour intégrer des femmes en camionnage. Il y a cependant plusieurs obstacles organisationnels à franchir au préalable.

Les raisons

Madame Colette, qui a mené un sondage auprès de 500 entreprises liées à l’industrie du camionnage, note cinq raisons majeures justifiant le peu d’attrait accordé au camionnage par les femmes, lesquelles ralentissent les capacités de recrutement, de formation, d’intégration de et rétention d’une main-d’oeuvre pourtant de qualité :

1 – Une fermeture d’esprit importante à l’égard des candidatures féminines ;

2 – Des préjugés persistants quant à leurs compétences et habiletés ;

3 – Les femmes perçoivent négativement l’industrie du transport par camion ;

4 – Le harcèlement et la discrimination ;

5 – Des pratiques discriminatoires dans la pratique des relations humaines.

Avec ces résultats, madame Colette invite l’industrie à prendre conscience de ses biais, préjugés, discriminations conscientes et inconscientes envers les femmes et à réfléchir aux automatismes qui nourrissent ce conditionnement et ces stéréotypes.

Une réalité frustrante que constate Chloé Daneau de Déménagement Brisson. Pour celle qui est également membre du comité consultatif de CAMO-ROUTE, le stéréotype dominant dans son industrie est celui qui dit que les femmes sont physiquement incapables de faire du déménagement leur gagne-pain. « Pourtant, on adapte bien nos pratiques pour les employés les plus vieux. »

L’accompagnement

Comment on fait alors pour structurer un environnement de travail accueillant et ouvert pour les femmes ? On commence par quoi ? On fait quoi ? Quelles actions concrètes peuvent être posées dès maintenant ? Pour répondre à ces questions, le comité consultatif a décidé d’appréhender le problème sous l’angle de l’accompagnement personnalisé avec 19 organisations volontaires.

Sur 26 actions proposées, 6 ont obtenu une adhésion favorable de plus de 50% des responsables consultés :

  • 100% ont conçu et affiché des outils de communication qui font la promotion d’une mixité hommes/femmes accrue ;
  • 71% ont mis en place un programme de mentorat et de jumelage pour l’accueil et la rétention des camionneuses ;
  • 71% ont fait des portraits rédactionnels de camionneuses afin de les mettre en valeur à l’interne et à l’externe. Au total, ce sont 14 femmes qui ont eu droit à cette visibilité positive ;
  • 64% ont accepté de mettre en place des programmes de formation pour l’accueil et l’intégration des femmes. Des mesures qui prennent en compte, lorsque cela s’avère pertinent, les éléments fondamentaux de la mixité en emploi ;
  • 57% ont pris la responsabilité de sensibiliser le personnel aux enjeux spécifiques vécus par les camionneuses actuelles ou potentielles ;
  • 50%, enfin, ont décidé de porter une attention particulière à la rédaction inclusive, épicène.

Alors que plusieurs entreprises de transport n’ont pas d’expertise à l’interne en ressources humaines, l’accompagnement personnalisé demeure, pour CAMO-ROUTE et son comité consultatif, le moyen le plus efficace pour opérer ces changements de mentalité, aplanir les préjugés, stéréotypes, discriminations systémiques et autres conditionnements qui plombent le recrutement et la rétention de talents féminins dont l’industrie a cruellement besoin.

Pour y arriver, il faut savoir qu’il y a déjà des femmes qui s’organisent pour faire porter leurs revendications partout dans l’industrie.

Prendre sa place

« Chez Déménagement Brisson, dit madame Daneau, on a adopté plusieurs mesures de communication qui favorisent et stimulent la mixité. Outre des photos d’employées sur notre site Web, on privilégie l’écriture épicène pour nos offres d’emplois, les politiques internes et les manuels destinés au personnel. De plus, on affiche le logo de CAMO-ROUTE et l’objectif 10% de camionneuses sur notre site Web. »

Une bonne stratégie de communication peut effectivement aider les femmes à se tailler une place dans notre industrie, mais c’est loin d’être une condition suffisante pour transformer une culture traditionnellement homogène et masculine.

Il y a plusieurs autres aspects stratégiques à considérer en amont, notamment la formation, la capacité d’adaptation de l’industrie à leurs besoins spécifiques – sécurité, intimité, sensibilité, réalité sociale, etc. – un environnement de travail où elles se sentiront à l’aise, où elles pourront exprimer leur talent sans discriminatin et où elles deviendront des modèles à suivre pour les générations suivantes.

C’est ce que quatre femmes de l’industrie sont venues expliquer dans un panel qui traitait de l’évolution de la féminisation dans le transport par camion. Elles se nomment Véronique Bradley, Julie Belisle, Mylène Guilbeault et Jaimie-Ann Bélanger et sont respectivement directrice adjointe au Centre de formation en transport de Charlesbourg (CFTC) et au Centre de formation en transport routier de Saint-Jérôme (CFTR), étudiante en camionnage au CFTR et professeure/camionneuse professionnelle.

Il s’est dit des choses intéressantes durant ces 25 minutes de discussion. D’abord que les places sont disponibles et que les femmes, si elles veulent les prendre, ne doivent pas se mettre de barrières professionnelles, a dit madame Bélanger. « Elles sont capables de faire reculer efficacement leur camion, disait madame Belisle, ajoutant que les femmes sont flexibles, responsables, sérieuses, concentrées, dédiées, persévérantes, autonomes et travaillantes. »

Des qualités qui sont très recherchées par les transporteurs.

Sûrement parce que la culture du camionnage leur a longtemps fermé les portes, les femmes ont naturellement tourné le dos au métier. C’est une raison qui explique qu’il y ait si peu de camionneuses aujourd’hui, mais pas la seule. Madame Bélanger avance « qu’un manque de confiance en leurs capacités n’a pas aidé non plus. »

Pourtant, le besoin de liberté, l’amour des voyages, de la solitude et de la conduite sont loin d’être des désirs exclusifs aux hommes.

Camion rose framboise du CFTC lors de la « ride de filles » de juin 2021.

Après 17 ans à travailler avec l’humain, c’est exactement ce qui a motivé Mylène Guilbeault à s’inscrire au CFTR pour devenir camionneuse. Son rêve de liberté, son amour du voyage et son désir intrinsèque de vivre de sa passion ont pesé dans la balance. « J’avais envie de m’épanouir dans un monde concret et de me centrer un peu plus sur moi. »

L’effet domino

Sachant que le camionnage est, encore aujourd’hui, un monde d’hommes, Mylène n’a toutefois pas hésité à s’inscrire au CFTR. Son accueil a été, dès son admission, très chaleureux de la part des responsables de l’école. Elle a constaté que d’autres femmes s’étaient aussi inscrites au programme. Elles ont une page Facebook où il est possible de s’entraider, se stimuler mutuellement, échanger, se solidariser et créer un espace d’apprentissage stimulant.

Pour assurer une intégration harmonieuse, les centres de formation proposent des ateliers de mixité afin qu’hommes et femmes puissent apprendre à travailler ensemble.

Il y a aussi la « ride de filles, » ce rassemblement annuel de 600 motos contre le cancer du sein qui parcourent, avec deux camions roses du CFTC et CFTR en tête de peloton, 140km avec la publicité du 10% de femmes en camionnage sur les remorques. Une initiative promotionnelle qui augmente évidemment la visibilité et la crédibilité des centres de formation susmentionnés, mais qui tend aussi à normaliser la présence féminine en camionnage.

Ce dynamisme de la part des écoles de formation offre aux femmes de se sentir ainsi appartenir à l’industrie un peu plus chaque jour.

Ce qui fait que de 10% et 11% qu’elles étaient au début du projet 10% de femmes en camionnage, leur nombre oscille aujourd’hui entre 16% et 18% dans les cohortes respectives de St-Jérôme et Charlesbourg. Cette masse critique pourra éventuellement créer un effet domino dans toute l’industrie. Car plus elles seront nombreuses à travailler en camionnage et plus nombreuses elles seront à vouloir y travailler.

« C’est à ce moment-là, dit Véronique Bradley, qu’il sera plus facile pour les femmes de demander des changements tel que l’accès à des services sanitaires adaptés dans les haltes routières. »

Malgré toutes ces nobles initiatives, madame Bradley met les camionneuses actuelles et futures en garde : « la persévérance est requise pour la formation, la recherche d’un emploi, l’intégration à son milieu de travail et le maintien en emploi. Ce défi, termine madame Bradley, se couplera au désir de trouver un employeur qui saura répondre à ses besoins spécifiques et qui respectera, si elle est mère de famille, d’appliquer le principe de la conciliation travail/famille. »

C’est une masse critique de femmes qui permettra, finalement, ce changement de culture dans notre industrie. Et ce sont les pionnières qui, encore une fois, traceront la voie aux autres.

Rédacteur professionnel depuis plus de 15 ans, Christian possède une expérience considérable à titre de journaliste spécialisé en transport, notamment à titre de directeur de la rédaction de L'Écho du transport, magazine aujourd'hui disparu, et de Transport durable magazine.

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