Nous autres, les gars de truck , un classique de Serge Bouchard devenu Du diésel dans les veines

« Crains qu’un jour les beaux camions ne t’émeuvent plus. Car alors, tu risques fort de la trouver monotone, la longue route de la vie. »

  • Serge Bouchard

En 1975, alors que la route du nord québécois est ouverte aux camionneurs afin d’alimenter la construction de centrales hydroélectriques à la Baie James, un jeune anthropologue décide de faire du camionnage son sujet de doctorat. Cet homme se nomme Serge Bouchard et entreprend un périple qui culminera, en 1980, avec le dépôt de sa thèse intitulée « Nous autres, les gars de truck. »

Pris d’un amour inconditionnel pour ce métier de nomade et de mangeur d’asphalte depuis l’enfance, le chercheur décide justement de s’intéresser au mode de vie et à la culture des camionneurs du nord québécois. Ceux qui font la route de la Baie James jour et nuit, été comme hiver et dans toutes les conditions possibles. 80 jours et 1 800 heures pendant lesquels il parcourra 11 000km en camion afin de sonder l’âme des « truckers »

Crédit photo : Lux éditeur

Entre novembre 1975 et octobre 1976, donc, il prendra plus de 500 pages de notes d’observation, lesquelles deviendront sa base de travail, son matériau de base pour écrire « Nous autres, les gars de truck », un volumineux texte scientifique qu’il a depuis toujours eu l’ambition d’adapter pour le grand public et les « truckers », justement. Mais il repoussait toujours à plus tard.

Jusqu’au jour où quelqu’un a eu la brillante idée de le faire à sa place…

Afin de rendre cette mine d’information accessible au plus grand nombre, le texte d’origine a donc été allégé, épuré des concepts anthropologiques hermétiques et largement réécrit par l’éditeur Mark Fortier avant d’être publié quelques semaines avant le décès de M. Bouchard, le 11 mai 2021. Intitulé Du diésel dans les veines, le livre explique c’est quoi, exactement, l’anthropologie appliquée aux « truckers » du grand nord québécois.

Autrement dit, M. Bouchard décide d’étudier le mode vie des camionneurs des années 1970 de l’intérieur, à une époque où on connait très peu leurs habitudes, leur philosophie et leur culture. Que ce soit dans leur cabine, les « truck stops, » les longues routes glacées, les aires d’attente, les nuits à combattre le sommeil, etc..

Pourquoi, par exemple, il a choisi ce métier de solitude, comment il vit ses longues périodes de déplacement, quel est son rapport au camion, à la fatigue, aux collègues et au monde « extérieur, » aux dangers et accidents, à ses propres limites physiques et mentales – d’autres, plus « songés », diraient la dureté du mental – aux voyages intérieurs et aux qualités requises pour être bon camionneur professionnel.

Le prix de la liberté

Si Bouchard nous décline avec empathie et moult détails pertinents ces réalités quotidiennes, ce sont toutefois l’indépendance d’esprit, la résistance et la volonté de puissance qui forment le socle sur lequel le camionneur affirme son rapport au monde, son appartenance professionnelle, sa culture spécifique.

L’indépendance d’esprit, d’abord, nous permet de comprendre que le camionneur professionnel aime sa liberté plus que tout au monde, les grands espaces et les défis qui les accompagnent. Loin des appareils de communication modernes comme le cellulaire, le GPS et le bavard, le « trucker » du nord des années 1970 n’a que le CB, les entrepôts et les rares arrêts aux cantines pour socialiser avec ses collègues. Le reste du temps, il doit conjuguer avec ses pensées, une omniprésente solitude et le ronronnement constant du moteur.

C’est à ce moment-là que sa capacité à parer aux dangers prend tout son sens. Accumulant jusqu’à 90h de travail réparties sur trois voyages par semaine, le camionneur teste ses limites physiques au quotidien, ses réflexes et ses peurs refoulées. Peu importe ce qu’il transporte – matériaux de construction, denrées alimentaires, gaz et gazole, etc. – il doit sa survie à une concentration active, une prudence constante, un calme olympien, un très bon jugement, une connaissance intime de son camion et de son chargement ainsi qu’une expérience aussi utile que nécessaire.

(Photo tirée du livre Du Diesel dans les veines)

Intrépide et courageux, le chauffeur doit entretenir son caractère en acier trempé afin d’affronter la glace, les animaux, le vent, la neige, la fatigue, les courbes, les dénivelées, les autres camions et les kilomètres qui s’accumulent dans son corps au fil des heures et des jours.

La volonté de puissance

En définitive, nous dit l’auteur de Du diésel dans les veines, c’est la volonté de puissance qui caractérise le mieux la personnalité culturelle du camionneur du nord des années 1970. Symbolisé par la puissance de son camion, le « trucker » est un homme qui aime affirmer son caractère à travers son mastodonte, ses formes et lignes distinctes, le bruit et la force de son moteur. C’est de cette façon qu’il peut libérer sa nature profonde, son indépendance, sa marginalité et son utilité au monde.

Le camion est le prolongement de cette volonté de puissance qui donne un sens à sa vie, à son travail et aussi aux autres qui le voient tel qu’il est et tel qu’il veut être perçu. Il est un vrai gars de « truck », vit comme un vrai gars de « truck » et respire comme un authentique gars de « truck ». Un véritable gars de « truck »est quelqu’un de fier de son métier, indépendant, résistant et farouchement solitaire. Un gars, finalement, qui ne pourrait vivre sa vie autrement qu’assis dans sa cabine à sillonner les routes d’Amérique du Nord.

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En excluant l’injection technologique et la réglementation de l’équation, pouvons-nous vraiment conclure que la réalité du « trucker » est si différente aujourd’hui ?

Rédacteur professionnel depuis plus de 15 ans, Christian possède une expérience considérable à titre de journaliste spécialisé en transport, notamment à titre de directeur de la rédaction de L'Écho du transport, magazine aujourd'hui disparu, et de Transport durable magazine.

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