Décarboner une route à la fois

Kruger Énergie veut faire figure de pionnier en électrification des transports. Les leçons apprises 20 000 kilomètres plus tard.

En ce froid après-midi de février, des gens s’activent dans les deux tracteurs routiers garés devant une borne de recharge à l’entrepôt de Kruger à Laval. Parmi eux, il y a Khalil Telhaoui, le regard plongé dans un ordinateur portable.

Depuis novembre dernier, Kruger Énergie exploite deux camions électriques à batterie en conditions commerciales. (Photo : Kruger Énergie)

Chargé de projet principal, Électrification des transports pour Kruger Énergie, il dirige le déploiement des deux premiers camions électriques classe 8 de Kruger Énergie, des Peterbilt 579EV avec essieu électrique Meritor. «Nous avons reçu les véhicules vers la fin de l’été dernier. Nous avons été très chanceux d’avoir été parmi les premiers au Canada à avoir des tracteurs routiers électriques», lance-t-il.

Tout l’hiver, ils ont transité en utilisation commerciale entre l’usine de Kruger à Crabtree et son entrepôt de Laval. Un trajet de quelque 65 kilomètres, idéal pour amorcer un projet pilote d’électrification qui vise à intégrer à l’interne 20 tracteurs électriques par an au cours des cinq prochaines années.

Khalil Telhaoui (Photo; courtoisie)

Kruger Énergie fait partie de l’écosystème Kruger depuis 2004. C’est sa division spécialisée en énergie renouvelable œuvrant dans l’éolien, le solaire, l’hydroélectricité, les batteries et la biomasse. «Depuis 2004, nous avons investi près de 1,4 milliard de dollars en énergie renouvelable sur 52 sites de production à travers le Canada et les États-Unis», explique Jean Roy, vice-président principal et chef de l’exploitation de Kruger Énergie.

Mission décarbonation

L’acquisition de camions électriques vise initialement à réduire les émissions de gaz à effet de serre. La situation s’y prête bien chez Kruger, car la compagnie possède des usines de fabrication de produits comme du papier hygiénique et du papier essuie-tout qui doivent être transportés par camions.

«Notre propriétaire voulait qu’on décarbone l’entreprise et qu’on réduise notre empreinte carbone», explique M. Roy. «Notre division papier génère des gaz à effet de serre (GES) alors que notre division énergie n’en produit pas. Il s’agissait de voir comment nous pouvions aider notre entreprise-sœur à réduire ses GES, et c’est là que les camions électriques sont arrivés dans la discussion, à l’automne 2019».

Kruger Énergie est propriétaire des camions, mais ceux-ci sont exploités par des entreprises de transport tierces. «J’ai proposé à notre compagnie-sœur, qui fabrique du papier hygiénique, d’offrir les mêmes services de transport et au même prix qu’avec les camions au diesel, mais sans les émissions de gaz à effet de serre», résume M. Roy.

Jean Roy souligne que Kruger Énergie ne veut pas devenir une compagnie de camionnage ni un locateur de camions. Mais elle possède l’expertise pour devenir un partenaire des transporteurs qui souhaitent s’électrifier. «Notre savoir-faire, c’est de déterminer les routes, voir comment on peut s’interconnecter, si les chargeurs et les infrastructures conviennent, aider les entreprises de camionnage à mettre les infrastructures en place», précise-t-il.

Jean Roy (Photo: courtoisie)

«Avec la technologie de camions électriques disponible, le modèle s’appliquait bien à l’usine de Crabtree et son papier hygiénique, un produit léger», poursuit M. Roy, conscient que l’innovation comporte ses risques. «Nous sommes prêts à accepter des rendements plus bas parce que nous sommes des pionniers. C’est dans l’ADN de Kruger d’innover, d’être en avant de la parade avec les nouvelles technologies».

À ce jour, Kruger Énergies a fait 65 dépôts sur des camions électriques auprès de trois fabricants: Peterbilt, Lion et Tesla. «Nous avons 22 créneaux de fabrication réservés chez Peterbilt parce que c’est le premier manufacturier qui a été en mesure de livrer la technologie que nous voulions», de dire Jean Létourneau, vice-président, développement des affaires et Finances chez Kruger Énergie. Les premiers Lion arriveront lorsque le modèle classe 8 aura reçu sa certification de Transports Canada.

Kruger est agnostique à la marque. Elle veut des camions électriques de qualité, qui ont une bonne durée de vie et qui sont appréciés des chauffeurs. «Nous voulons aussi nous assurer du maximum de flexibilité», précise Jean Létourneau. C’est pour cette raison que des dépôts ont été faits sur une trentaine de Tesla Semis, qui promettent de pouvoir franchir de longues distances en mode tout électrique.

Sur le terrain

Avant la mise en œuvre de son projet pilote, Kruger Énergie a fait une analyse interne avec l’aide de cinq étudiants au MBA de HEC Montréal. «Ils ont étudié 10 000 routes de transport de Kruger. Nous avons déterminé quelles étaient les meilleures options pour les camions électriques», indique Jean Roy. «Nous avons essayé de mettre les chances de notre côté en optant pour les produits plus légers et les itinéraires qui correspondaient à l’autonomie des camions».

Les camions électriques transportent des charges de 20 000 livres. La marchandise atteint le volume disponible maximal de la remorque avant d’atteindre la charge maximale. Kruger Énergie est avantagée par cette opération, car la remorque est pleine de l’usine à l’entrepôt et vide au retour.

«Les camions ont des batteries de 400 kWh, ce qui donne un rayon d’action de 220 km en été. Ce qui est suffisant pour faire l’aller-retour Crabtree-Laval. En hiver, il reste entre 25 et 40% de charge dans la batterie une fois le voyage complété», indique M. Telhaoui.

Un camion est en recharge à l’usine pendant que l’autre transporte une cargaison à l’entrepôt. Un chargeur de 180 kW se trouve à l’usine et un autre de 120 kW a été installé à l’entrepôt par mesure de précaution, au cas par exemple que les grands froids ou la congestion rou tière affectent trop la consommation. Mais en théorie, le chargeur de l’usine suffit pour boucler la boucle.

Leçons apprises

Les deux Peterbilt 579EV ont permis à Kruger de tirer de nombreuses leçons depuis leur mise en exploitation complète le 1er novembre dernier. Entre autres, la cabine chauffe très vite. «Nous avons parcouru environ 20 000 km combinés sur les deux véhicules, avec de vraies charges et dans
de vraies conditions d’exploitation. Bien sûr, nous avons rencontré des difficultés, mais nous les avons réglées », indique M. Telhaoui.

Pour ce qui est de l’autonomie, le fait que le véhicule est soit en mouvement, soit en recharge, permet de maintenir les batteries relativement chaudes. «On n’est pas trop victime des conditions hivernales lorsque l’opération fonctionne 24/7. Lorsqu’on commence à avoir des temps morts, il y un impact mineur», constate Khalil Telhaoui.

Évidemment, l’usine de Crabtree possède des installations électriques d’une ampleur autorisant de grandes ambitions de recharge. «Éventuellement, on pourrait penser avoir besoin d’une dizaine de bornes de recharge à l’usine représentant environ 1 mW sur une demande d’environ 23 mW. Ça ne paraît pas beaucoup», indique Jean Létourneau.

L’impact d’une seule borne de recharge est beaucoup plus visible sur un site commercial. «L’entrepôt de Laval, qui fait 600 000 pieds carrés, tire 400 kW. La borne, qui fait environ deux pieds carrés, tire 120 kW».

Jean Létourneau (Photo: courtoisie)

La façon la plus simple d’aborder un projet d’électrification, suggère M. Telhaoui, est de considérer les camions qui font des routes spécifiques. «Je sais que ne ce n’est pas donné à tous les transporteurs publics», admet-il. «Aux propriétaires de sites industriels et aux distributeurs alimentaires, qui ont des
routes un peu semblables aux nôtres, je dirais de commencer avec ces routes, de repérer celles qui pourraient concorder avec l’autonomie que le camion offre à l’heure actuelle. On se garde un peu de marge de manœuvre pour les journées plus froides, pour celles où il y a un peu plus de trafic, et pour les imprévus».

«Cette première route (Crabtee-Laval) était facile à entrer dans l’équation», conçoit Jean Létourneau. Mais tout n’est pas toujours aussi simple. «Il y a une route en Ontario que nous ne pouvons toujours pas électrifier; elle est trop exigeante, surtout en raison de la distance. Notre deuxième route va être en Colombie-Britannique et elle va comporter des temps d’attente chez les clients. Nous devrons établir des ententes commerciales qui tiennent compte de ces temps d’attente».

Kruger Énergie travaille en très étroite collaboration avec Peterbilt dans le cadre de ce projet pilote. Les expériences vécues en cours de route ont permis au fabricant d’apporter de précieuses améliorations technologiques au camion.

«Dès le départ, nous avons dit à Peterbilt que nous voulions avoir la donnée brute», affirme Jean Roy. De l’équipement additionnel a été installé sur les camions afin d’avoir encore plus de données et pour évaluer les performances. Quatre chauffeurs conduisent les camions et Kruger Énergie voit qui consomme le moins et pourquoi.

«Tout cela aura de la valeur dans le temps, nous permettra d’optimiser le rendement de la batterie et de savoir comment former les chauffeurs», prédit Jean Roy.

Steve Bouchard écrit sur le camionnage depuis près de 30 ans, ce qui en fait de loin le journaliste le plus expérimenté dans le domaine au Québec. Steve est le rédacteur en chef de l’influent magazine Transport Routier, publié par Newcom Média Québec, depuis sa création en 2000. Il est aussi le rédacteur en chef du site web transportroutier.ca et il contribue aux magazines Today’s Trucking et Truck News.

Steve rédige aussi le bulletin électronique de Transport Routier, Les nouveautés du routier, et il participe à l’élaboration des stratégies de communication pour le salon ExpoCam de Montréal, propriété de Newcom.

Steve est détenteur d’un permis de conduire de classe 1 depuis 2004 et il est le seul journaliste de camionnage au Québec à avoir gagné des prix Kenneth R. Wilson de la Presse spécialisée du Canada, l’or et l’argent deux fois chacun.

Steve a occupé la présidence et la présidence du Conseil du Club des professionnels du transport du Québec et il représente les médias au comité des fournisseurs de l’Association du camionnage du Québec. En 2011, il a reçu le prestigieux prix «Amélioration de l’image de l’industrie» remis par l’Association du camionnage du Québec.

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