La télématique, cette amie qui vous veut du bien

Longtemps perçu par les camionneurs comme un espion placé dans le camion pour le surveiller, le dispositif de consignation électronique (DCE) est pourtant devenu, en une décennie et des poussières, un outil de gestion efficace pour l’industrie du transport par camion.

Outre certaines considérations juridiques, notamment en ce qui a trait au « log book » électronique, les motivations organisationnelles qui expliquent cet engouement grandissant pour la télématique sont nombreuses et touchent autant les finances, la sécurité routière, l’entretien, l’écoconduite et l’image professionnelle de l’entreprise.

On constate, en y réfléchissant un peu, que la réalisation de ces objectifs repose, en bonne partie, sur les épaules du camionneur. De son attitude au volant déterminera, au final, le niveau de rentabilité souhaité qu’atteindra, ou non, l’organisation pour laquelle il travaille.

Jean-Pascal Assailly, psychologue du comportement routier et auteur.

Pour bien distinguer le bon grain de l’ivraie, ou si vous préférez le conducteur professionnel du danger public, il faut d’abord comprendre ce qui se passe dans sa tête. Pour y arriver, nous avons décidé de faire appel au psychologue du comportement routier et auteur de nombreux livres sur la question, Jean-Pascal Assailly.

Mais qu’est-ce qu’un (bon ou mauvais) conducteur ?

À cette interrogation, la réponse fournie par M. Assailly, claire et limpide, relève à la fois de la simplicité et de la complexité. : « Il faut d’abord identifier et, ensuite, transformer la culture individualiste en culture collectiviste de l’individu concerné. Ce que je nomme « l’aquoibonisme » (à quoi bon) est, en fait, un comportement égoïste, dangereux et répréhensible sur la route : vitesse, alcool, distractions au téléphone, pressions du répartiteur pour arriver plus vite à destination (dans le cas spécifique du camionnage), conduite erratique ou nombriliste, etc.. Ce n’est pas parce que quelqu’un transgresse une règle qu’il faut l’imiter. »

Cette attitude à risque, que M. Assailly nomme le cimetière de la sécurité routière, doit impérativement faire place à une culture humaniste qui valorise la sensibilité à l’autre, la protection d’autrui par un comportement routier altruiste. « Développer sa sensibilité aux risques, principe moteur de la civilité, c’est réduire la distance entre ce que je fais et ce que je devrais faire. »

Avec cette prise de conscience morale basique, le psychologue s’attarde sur les conséquences qu’un tel comportement peut avoir de nuisible pour lui, les autres usagers de la route et son employeur.  » Le camionneur, en adoptant une posture exemplaire lorsqu’il prend la route, comprend que son devoir ultime est de protéger ce qui lui permet ultimement de gagner honorablement sa vie : les actifs de l’entreprise. »

Nommément le camion, la remorque et la cargaison qu’il transporte ainsi que le coût du diesel et des assurances.

Risque, concentration et anticipation

Si on accepte comme principe absolu et inviolable que la sécurité routière ne doive jamais céder le pas à la performance, il y a quand même un comportement par lequel arrive généralement la réalisation du risque, écrit M. Assailly dans son livre Homo automobilis, ou l’humanité routière : « l’absence de crainte (ou de conscience) face à la mort ».

En camionnage, le chauffeur ressent souvent ce sentiment de sécurité lorsqu’il est dans son camion : inatteignable, invincible, protégé.

Ce qui est faux, bien entendu, et dangereux, car sans craindre l’accident, une blessure ou la mort, le chauffeur se met à risque inutilement. En baissant la garde, ou en réduisant son niveau de concentration, le routier perd ce qui fait la force d’un chauffeur consciencieux : sa capacité d’anticipation. « Les bêtises des autres, leurs erreurs et leurs infractions sont autant de risques qu’un camionneur concentré et conscient du danger peut négocier habilement, » dit M. Assailly.

Concrètement, l’anticipation au risque signifie pour un chauffeur d’être capable d’additionner, en amont, la distance de réaction et la distance de freinage pour obtenir, au final, la bonne distance d’arrêt. Cela veut dire que la fatigue ou une perte momentanée de concentration (pris dans ses pensées ou ses tourments) peut entraîner le routier à faire une manoeuvre brusque et potentiellement dommageable.

Mais il y a pire. Malgré sa compréhension du danger et ses habiletés naturelles, le routier peut quand même avoir une crampe au cerveau face au comportement hasardeux d’un conducteur roulant à proximité.

« Ce comportement, de nature sociale ou affective, peut le transformer soudainement en conducteur qui se prend pour un roi de la montagne incontrôlable et colérique, » précise M. Assailly.

C’est ici que la télématique peut contribuer à :

1- Départager le bon chauffeur de celui qui pose des risques ;

2- Diminuer les risques d’accident ;

3- Réduire les coûts globaux de l’organisation en appliquant les principes de la conduite préventive ;

4- Corriger, par de la formation ou des bonis de performance, les comportements à risque.

De l’importance du camionneur dans la chaîne logistique

Outil de gestion de flotte à distance, la télématique permet de stocker une multitude de données utiles aussi bien au chauffeur qu’au gestionnaire : le positionnement du camion et de la remorque par GPS, l’enregistrement de la vitesse, le régime moteur en temps réel, la position de l’accélérateur, certains problèmes mécaniques et, de façon plus générale, la conduite du chauffeur.

Sa façon de conduire permettra, au final, de livrer son chargement à temps et en un seul morceau. Ou non. L’attitude qu’il adoptera vis-à-vis son camion offrira à sa monture mécanique une longue et agréable vie. Ou non. Son comportement sur les routes indiquera s’il est un professionnel sécuritaire, consciencieux, talentueux, économe sur le diesel, prévoyant, attentif et performant. Ou non. Il y a, enfin, sa capacité d’adaptation aux changements. Pour le dire autrement, a-t-il la volonté d’intégrer de nouvelles pratiques afin de bonifier ses compétences ? Ou non.

Est-ce que sa conduite est brusque ? Ses accélérations démesurées ? Sa vitesse (in)adaptée au relief et aux conditions de la route ? Sa consommation de diesel est-elle trop élevée ? Est-ce qu’il applique les principes fondamentaux de l’écoconduite ?

Quoi faire avec toutes ces données ?

Toutes ces données brutes, après avoir été recueillies, servent à identifier les bons camionneurs, ceux qui doivent s’améliorer et ceux qui peuvent porter préjudice à l’organisation. Un employé responsable collige ensuite les informations pertinentes et fait un suivi, au besoin, auprès des chauffeurs concernés.

Crédit photo : Transport Grayson

Chez Transport Grayson, c’est précisément la responsabilité qui incombe à Réjean Fontaine. Responsable de la conformité au sein de ce transporteur de Danville, dans le centre du Québec, celui qui a commencé sa carrière à la répartition est devenu, après un accident mortel impliquant un camion de Grayson aux États-Unis en 2015, la personne-ressource en télématique pour cette compagnie qui fait essentiellement du transport US avec ses 90 camions Kenworth T-680 et 120 chauffeurs.

Réagir après un accident mortel

« À la suite de l’accident mortel, le DOT (Department of Transportation, le ministère fédéral des transports aux États-Unis) a imposé, parmi les conditions préalables à notre retour aux États-Unis, d’installer au minimum des logs books électroniques dans nos camions. C’est donc moi qui ai eu le mandat de gérer ce système dès le début. »

Aussi responsable de la formation des chauffeurs chez Grayson, M. Fontaine gère donc, depuis 2016, un système télématique élargi qui extrait notamment les données suivantes des « boîtes noires » installées dans les tracteurs :

  1. Le kilométrage hebdomadaire pour chaque chauffeur ;
  2. La consommation de carburant au 100km ;
  3. Le nombre d’heures de marche au ralenti (idle) ;
  4. La façon de conduire du routier : freinages brusques ou doux, accélérations rapides ou progressives, vitesses inconstantes ou stables, comportement global du routier.

Avec ces résultats, Transport Grayson, mais également Transport ATD inc. et plusieurs autres transporteurs consultés ont mis en place un système de bonus pour les camionneurs qui adoptent les meilleures pratiques de conduite.

Une décision qui est assez répandue dans l’industrie est celle qui consiste à récompenser plutôt qu’à réprimander. Rendue possible grâce (ou à cause) de la pénurie de chauffeurs, cette philosophie amène son lot de motivations et de valorisation pour le routier professionnel.

Voyons voir.

La carotte plutôt que le bâton

Du côté de Transport ATD, son président, Ghislain Tessier, note que dans son entreprise  » la carotte rapporte davantage que le bâton ». Mis en place en 2016, son programme incitatif fonctionne avec une cote maximum de 100. Si le chauffeur économise du carburant selon les standards de la compagnie, notamment par une conduite douce, sécuritaire et régulière, il pourrait recevoir une prime de 4cents au mille (1,61km) parcouru.

Mais pour obtenir cette prime, qui peut atteindre jusqu’à 100$ par semaine, le camionneur doit obtenir une cote qui oscille entre 90 et 100 pour sa conduite. Ce qui fait dire à Ghislain Tessier : « On n’a même plus besoin de limiteur de vitesse. »

Réjean Fontaine, responsable conformité pour Transport Grayson.

Même son de cloche chez Grayson. « L’effet a été immédiat. De 30 chauffeurs qui avaient droit au bonus dès la mise en place du programme, ils ont rapidement été 50 à obtenir un boni, » a précisé M. Fontaine.

Fonctionnant par bloc trimestriel, le système de bonus chez Grayson utilise des notes en pourcentage. Avec une note oscillant entre 80% à 90%, le chauffeur recevra 50$ pour chaque mois où l’objectif est atteint. De 90% à 100%, la cagnotte qui s’ajoute mensuellement au salaire du chauffeur sera de 100$.

« La télématique et la façon de conduire des chauffeurs ont permis à la compagnie d’économiser 3% en carburant, dit M. Fontaine. En conduisant le plus souvent possible à basse révolution (low tork) – 1200 tours/minute au lieu de 1600 ou 1700 – en maîtrisant la conduite préventive et en planifiant ses voyages pour ne pas faire des détours inutiles, le chauffeur augmente ses probabilités qu’une économie de carburant puisse se transformer en bonu$ à la fin du mois et du trimestre. »

Adaptation et résistance aux changements

Parmi les récalcitrants de la conduite préventive, il y a ceux qui gagnent déjà beaucoup d’argent, ceux qui considèrent que la prime n’est pas suffisamment élevée et ceux qui veulent travailler plus vite pour retourner à la maison. Sans nécessairement prendre en compte les objectifs de la conduite préventive. C’est ici que la formation d’appoint peut avoir une incidence positive sur le comportement du chauffeur.

Entre ne pas vouloir ses bonus et adopter une conduite dangereuse, il y a quand même une marge. Les routiers qui sont réfractaires au changement, bien qu’ils soient de moins en moins nombreux, sont malheureux dans un contexte organisationnel qui cherche à améliorer les pratiques au volant.

« Ces chauffeurs finissent par quitter l’entreprise avant d’échouer ailleurs, dit M. Fontaine. Le problème de résistance ne fait alors que se déplacer, car le chauffeur ne veut rien savoir de la conduite responsable. Heureusement, nos chauffeurs sont généralement très conscients de leurs responsabilités professionnelles. »

Ce qui fait de la télématique, en définitive, un outil de gestion moins rébarbatif pour une frange grandissante de chauffeurs. Ils savent que les actifs de la compagnie sont entre leurs mains et que la profitabilité de l’entreprise, donc de leur emploi, est aussi en jeu.

Partir l’esprit tranquille

Ils savent également que l’ajout d’un « log book » électronique et d’une caméra de bord sont des outils qui facilitent leur travail, notamment en les protégeant contre les poursuites judiciaires en cas d’accident non responsable. « De plus, de conclure M. Fontaine, la télémétrie, notamment le log book électronique, oblige les répartiteurs à respecter les heures de repos du chauffeur. La pression qu’exerçaient autrefois les répartiteurs sur les camionneurs pour accélérer la livraison n’est plus possible aujourd’hui. »

Ces avantages, largement supérieurs aux inconvénients, devraient suffire à convaincre les plus récalcitrants de l’utilité du DCE dans leur camion. Et qui peut refuser, en définitive, la présence d’une amie aussi bienveillante à ses côtés pour combler les heures de solitude que la route amène ?

Rédacteur professionnel depuis plus de 15 ans, Christian possède une expérience considérable à titre de journaliste spécialisé en transport, notamment à titre de directeur de la rédaction de L'Écho du transport, magazine aujourd'hui disparu, et de Transport durable magazine.

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